C’est pas souvent.
Alors ça sera en bloc, en vrac et sans trop de fioritures. Je ne vous force pas
à le lire, ne vous sentez pas obligés de le commenter.
Ce n’est pas par défiance ou par jeu que je m’y prends aujourd’hui plutôt que
plus tard. Juste parce que c’est le bon moment.
Aujourd’hui, cela fait dix ans. Il y a dix ans, une post-ado maladroite vivait
un rêve éveillé, un rêve parfois tourmenté, mais que la peur du lendemain n’avait
pas encore envahi. Elle vivait depuis quelques mois une de ces amours folles de
roman, avec ce mec plus vieux, si fou et si beau, le genre de rêve de gosse qui
cache forcément quelque chose. Il était dingue, drôle et si gentil, si impressionnant
aussi, ce Vampire avec Majuscules.
Il faut croire que ce rêve-là ne voulait pas avoir le temps de cacher quoi que
ce soit.
Il y a dix ans, l’épreuve semblait encore surmontable, la naïveté l’emportait
sur l’inquiétude, et le quotidien était encore plein de légèreté. Ciné FX et
Terry Pratchett meublaient un quotidien bien doux.
Dans quelques jours, cela fera dix ans que pour mon anniversaire, je n’avais
rien fait de spécial, juste invité une vieille amie à boire un verre, et passé
un peu de temps avec un amoureux fatigué mais vaillant, vu un bon film et été
heureuse tout simplement.
Dans quelques mois,
cela fera dix ans, le quinze juillet, que l’angoisse a pris le dessus sur la
joie. Les semaines qui ont suivi m’ont paru des mois et des mois, et en même
temps ont défilé comme quelques heures.
Quelques moments glaçants, comme cet infirmier chelou, dont je sentais clairement
la trique contre ma jambe alors que je me tenais à dix centimètre d’un lit de
soins intensifs.
Quelques conversations de couloir terrifiantes. Quelques appels de nuit. Des
semaines de squats chez des potes, pour être au plus près. Même là, il y eut de
beaux moments de rigolade.
Dans quelques mois, le vingt-deux août, cela fera dix ans.
Dix ans pour ce coup de téléphone à quatre heure trente-trois du matin.
Dix ans que déboussolée, j’avais envoyé quelques sms à la ronde en espérant mécaniquement
me rendormir. J’étais même allée au boulot. Deuxième jour de CDI. Le patron
avait fait une drôle de tête quand je lui avais dit. M’avait-il crue ?
Quelle importance ?
L’après-midi, j’avais poursuivi la romance avec un petit tatouage-hommage, dans
un de ces moments de flamboyance où l’on a encore l’idée folle que ça n’est pas
vrai, que rien ne va changer, que ça va s’arranger.
Le soir même, en rentrant chez moi, j’avais trouvé quelques
bons amis. Vous savez, ceux à qui vous faites tellement confiance qu’ils ont
vos clés. Ils, enfin, elles fouillaient mon placard. « Pour garder un
souvenir ».
Hébétée, j’avais simplement fait remarquer qu’aucun souvenir de lui ne se trouverait
dans MON côté du placard.
La rancœur a disparu depuis longtemps. Tenue à l’écart, malmenée, insultée
carrément, devant tout le monde, j’étais la trop récente, trop jeune, trop
bête, on m’a refusé une légitimité dont je n’avais rien à foutre. Pendant que
quelques-unes se disputaient la gloire d’être la plus proche, j’ai subi sans
même chercher à protester. Lasse, perdue, brisée.
Certains se souviendront peut-être d’une bousculade devant l’église, et de celle
qui, hystérique, hurlait que tout était de ma faute.
Comment j’avais pu déclencher un tel délire, je ne le saurai jamais.
Mais si aujourd’hui j’en écris quelques mots, c’est sans colère, peut-être juste
quelques regrets. Une sorte de lente lassitude perverse qui vient de temps en
temps encore s’échouer sur la grève des souvenirs.
On m’a volé le droit d’être malheureuse à l’époque, et sans doute la pudeur et
la peur qui m’ont empêchée de me battre à l’époque ont laissé plus de traces
que si je m’étais autorisée à m’écrouler.
Les semaines, les mois se sont écoulés dans un coton grisâtre.
Heureusement, il y a les amis. C’est la vie, pas autre chose, que je dois à
certains ici. Aucun mot ne peut définir la gratitude que j’ai envers le
soutien, la force, la joie tout simplement, que ceux-là m’ont apportés.
Le temps file. Dix ans c’est si loin, et pourtant si proche.
Des mésaventures, des aventures, des colocations, des amis perdus, des amis
trouvés, des boulots, des catastrophes, des projets. Car bien sûr, les projets
reprennent toujours leur place.
Mais un souvenir si brut. Comme tous ces souvenirs dont personne n’ose jamais
parler.
N’est-ce pas triste de taire le nom de ceux qu’on a aimés, simplement par peur
de ressentir le manque ? Ne serions-nous pas plus avisés d’oser dire leur
nom avec le sourire qu’il mettait à l’époque sur nos visages ?
Il y a quelque chose de schizophrène à être triste de ce qui n’est plus, quand
ce qui est est bien beau.
Je ne veux insulter aucune part de mon présent, que je chéris, en m’autorisant,
pour une fois, de verser une larme sur le passé.
Merci à ceux qui ont traversé les deux sans ajouter d’huile sur le feu ni de
sel sur les plaies.
Bisous.